Du 12 au 14 octobre se tiendra à Kinshasa en République Démocratique du Congo le 14ème sommet de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Il a été publié en 2010 un article sur « pourquoi nous parlons français » qui s’adressait aux populations d’autres pays que la France et en particulier aux pays africains francophones. C’est le moment de relire cette très intelligente réflexion en ces jours de reconnaissance internationale de la langue française, cette « langue de gentillesse » comme le disait Senghor.
« Le département de français de l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud) » a récemment invité Aminata Sow Fall, une éminente femme de lettres sénégalaise, à venir parler de la littérature africaine, de la question linguistique et de l’état de l’Afrique francophone. Quand on lui a demandé pourquoi elle écrivait en français plutôt qu’en wolof, sa langue maternelle, elle a répondu qu’au début de sa carrière littéraire, en 1963, la transcription en alphabet latin du wolof, la langue la plus couramment pratiquée au Sénégal, n’était pas encore tout à fait achevée. Elle n’a donc pas eu le choix, a-t-elle regretté, avant de s’empresser d’ajouter que, si elle n’avait pas été à l’aise avec le français, elle n’aurait jamais écrit de livres. La réponse de Mme Sow Fall m’a incitée à revenir sur ce sujet brûlant car je suis convaincue que, dans une certaine mesure, le débat s’applique également à l’anglais en Afrique. »
Véronique Tadjo.
« Dans les années 1960, la plupart des colonies françaises ont acquis leur indépendance dans un climat d’euphorie et d’espoir pour l’avenir de l’Afrique. Moins de dix ans après, les choses ne s’étaient pas beaucoup améliorées. Le néocolonialisme avait mis la main sur l’économie, et les élites politiques se sont révélées trop cupides pour tenir les promesses qu’elles avaient faites à l’indépendance. Ce fut le temps de la désillusion.
Les péripéties des « Soleils des indépendances », le roman de l’Ivoirien Amadou Kourouma (1927-2003), décrivent avec éclat cette déception. Lorsque Kourouma a soumis son manuscrit à des éditeurs en France et en Afrique, il n’a essuyé que des refus, au motif que le texte était écrit dans un « mauvais » français. De rebuffade en rebuffade, le roman fut finalement publié au Canada en 1968. Il rencontra un succès immédiat en librairie et une prestigieuse maison d’édition en France en racheta finalement les droits en 1970. Des éditions bon marché sont sorties pour le marché africain, des millions d’élèves ont lu le livre sur le continent noir, où il continue aujourd’hui de faire partie des programmes scolaires. Le roman de Kourouma était révolutionnaire en ce sens que, pour la première fois, un écrivain tentait de recréer la façon dont parle vraiment l’homme de la rue en Afrique. L’écrivain a fusionné le français avec sa langue maternelle, le malinké, en jouant avec la syntaxe et la grammaire françaises et en donnant à certains mots une signification entièrement nouvelle. Sa langue n’avait que faire des règles les plus élémentaires. Le style était exubérant et empreint d’une sensualité brute.
Le livre de Kourouma a montré que le français n’était pas seulement la langue des anciens oppresseurs, mais qu’il pouvait également servir nos desseins et nous permettre de raconter l’expérience africaine. L’écrivain a démontré que cette langue nous appartenait et que nous étions libres de l’utiliser comme nous l’entendions pour exprimer notre propre réalité. Quelque dix années plus tard, le romancier, poète et dramaturge congolais Sony Labou Tansi (1945-1995) a fait son entrée sur la scène littéraire pour poursuivre cette révolution linguistique. Son œuvre traite de la corruption endémique et de l’emprise de dirigeants décadents. Son arme est la satire politique et son irrévérence vise également la langue française, dont il moque délibérément les conventions, en inventant sa propre esthétique littéraire. Labou Tansi avait appris le français dans une école congolaise où il lui était interdit de parler sa langue maternelle. Il disait que le français était la langue dans laquelle il avait été « violé ».
En imposant le français à l’école, les colonialistes voulaient imposer un modèle linguistique et culturel qui aboutirait à terme à l’assimilation. Mais les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu. Le français est devenu une langue dans laquelle les Africains peuvent exprimer leurs propres aspirations et leur combat pour la liberté. Une langue est au service de celui qui veut l’utiliser, tant qu’elle n’est pas imposée mais reste à conquérir. Pour Daniel Maximin, écrivain et poète originaire de la Guadeloupe, il est important de ne pas confondre langue et citoyenneté, et de comprendre que le français ne se limite pas aux frontières géographiques de l’Hexagone. La « langue de Molière » sert à exprimer de nombreuses identités, du Congo au Vietnam, en passant par le Canada. Elle est la langue officielle de plus de vingt pays africains. Par conséquent, la question n’est pas de savoir pourquoi nous écrivons en français, mais comment nous l’écrivons. »
C’est donc aussi et surtout le moment de lire et de relire (entre autre) l’éblouissant poète que fut
Léopold Sedar Senghor.
Exemples :
SPLEEN
Je veux assoupir ton cafard, mon amour,
Et l'endormir,
Te murmurer ce vieil air de blues
Pour l'endormir.
C'est un blues mélancolique,
Un blues nostalgique,
Un blues indolent
Et lent.
Ce sont les regards des vierges couleur d'ailleurs,
L'indolence dolente des crépuscules.
C'est la savane pleurant au clair de lune,
Je dis le long solo d'une longue mélopée.
C'est un blues mélancolique,
Un blues nostalgique,
Un blues indolent
Et lent.
et le très célèbre hommage:
FEMME NOIRE
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est
beauté !
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains
bandait mes yeux.
Et voilà qu’au cœur de l’ Eté de Midi, je te découvre,
Terre promise, du haut du haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair
d’un aigle.
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir,
bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux
caresses ferventes du vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui grondes sous les
doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de
l’Aimée.
Femme nue, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs
de l’athlète, aux flancs des princes du Mali.
Gazelle aux hanches célestes, les perles sont étoiles sur
la nuit de ta peau
Délices des jeux de l’esprit, les reflets de l’or rouge
sur ta peau qui se moire
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux
soleils prochains de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans
l’Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres
pour nourrir les racines de la vie.